Bienvenue dans l'anthropocène

Reconnaître l'anthropocène est, selon nous, un préalable à toute animation d'un atelier de prospective. Cette reconnaissance permet d'intégrer les faits actuels ou attendus avec certitude, dans son approche et éviter de laisser l'imagination, certes bien nécessaire, partir dans des espaces d'ores et déjà perdus.

Anthropocène est un néologisme construit en référence à une nouvelle période où l'activité humaine est devenue la contrainte géologique dominante devant toutes les autres forces géologiques et naturelles qui avaient prévalu jusque-là.
Cette période se résume aussi parfois à celle où l'humain prend conscience qu'il dépend des choses qui dépendent de lui ou il réalise qu'il se comporte comme un parasite en train de tuer son hôte (mais qui mourra avant lui faute d'avoir pu gérer l'effondrement de son système social).

L'anthropocène est aussi le moment où sa volonté de maitrise sur "tout" s'efface au profit d'une période où il ne contrôle plus rien parce que des seuils sont franchis et compromettent les conditions favorables à la vie.

Des limites déjà dépassées

Les limites planétaires sont les seuils que l'humanité ne devrait pas dépasser pour ne pas compromettre les conditions favorables dans lesquelles elle a pu se développer et pour pouvoir durablement vivre dans un écosystème sûr, c’est-à-dire en évitant les modifications brutales et difficilement prévisibles de l'environnement planétaire.

Ce concept a été proposé par une équipe internationale de vingt-six chercheurs et publié en 2009. Il a depuis été mis à jour par des publications régulières.

Il consiste en neuf limites planétaires, dont huit sont chiffrées par les chercheurs et six sont déjà franchies. Neuf processus sont retenus comme limites, car ensemble ils remettent en cause la stabilité de la biosphère :
  • le changement climatique,
  • l’érosion de la biodiversité,
  • la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore,
  • les changements d'utilisation des sols,
  • l’acidification des océans,
  • l’utilisation mondiale de l’eau,
  • l’appauvrissement de la couche d'ozone stratosphérique,
  • l'introduction d’entités nouvelles dans l’environnement (pollution chimique) et
  • l'augmentation des aérosols dans l’atmosphère.

Le changement climatique est sans doute la limite planétaire la plus connue du grand public.

Médiatisé dès les années 70 par le rapport du Club du Rome, le changement climatique est déjà une réalité. Les différents rapports du GIEC (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) font la synthèse de l’état des connaissances scientifiques sur le sujet. Le constat est sans appel, le réchauffement climatique à l’œuvre est causé par les activités humaines et atteint déjà +1,1°C par rapport à l’ère préindustrielle.

Par son ampleur, le changement climatique entraîne la multiplication des événements climatiques extrêmes (sécheresses, dômes de chaleurs, inondations, ouragans…) et affecte d’ores et déjà notre quotidien.

Le seuil du changement climatique se mesure à partir de la concentration en CO2 de l’atmosphère, qui doit être inférieur à 350 parties par million (ppm). Aujourd'hui nous sommes à 415ppm !
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En parallèle de la crise climatique, la question de la biodiversité est de plus en plus médiatisée. Nous vivons aujourd’hui la sixième extinction de masse.

Quelques chiffres pour mesurer l’ampleur du phénomène :
  • 1 000 000 d’espèces animales et végétales sont menacées d’extinction (IPBES) ;
  • 75 % des environnements terrestres « sévèrement altérés » par les activités humaines (40 % pour les environnements marins) ;
  • Un quart des vertébrés, invertébrés et plantes précisément étudiés sont en danger d’extinction ;
  • 40 % des batraciens, au minimum, sont en danger d’extinction ;
  • En près de cinquante ans, 68% des animaux vertébrés sauvages ont disparu ;
  • La population d’oiseaux a diminué de près de 30% en France en trente ans.

Or, selon la CDC Biodiversité, « 40% de l’économie mondiale repose sur des services rendus par la nature dont une grande partie est menacée par l’érosion de la biodiversité ».

Le seuil de l’érosion de la biodiversité se mesure à partir de 2 variables :
  • Le taux annuel d’extinctions qui doit être inférieur à 10 extinctions par million d’espèces.
  • L’indice d’intégrité de la biodiversité (abondance d’espèces en pourcentage de la population constatée sans intervention humaine) fixé à 90%.

Liste rouge des espèces menacées en Wallonie
A l’échelle de la planète, les changements d’utilisation des sols sont principalement dus à l’agriculture. En intensifiant et en étendant ses surfaces agricoles, le secteur primaire contribue fortement à la déforestation.

Les changements d’utilisation des sols ont de lourdes conséquences sur l’environnement :
  • Dégradation de la biodiversité et des services écosystémiques,
  • Erosion des sols,
  • Risque d’inondations et coulées d’eaux boueuses,
  • Augmentation des émissions de gaz à effet de serre, déstockage de carbone, etc.

Nous percevons déjà ici l’interdépendance des différentes limites planétaires. Le changement d’utilisation des sols aggrave les deux limites précédemment abordées.

Pour la question du changement d’utilisation des sols, la variable de contrôle est l’érosion de la couverture forestière. Le seuil est fixé à 75% de la couverture forestière conservée par rapport à 1700.



Plastiques, pesticides, peintures, antibiotiques, médicaments, métaux lourds, composés radioactifs, perturbateurs endocriniens… Cette limite planétaire est également définie sous l’intitulé « pollutions chimiques ».

La production de produits chimiques a été multipliée par 50 depuis le début des années 1950. Elle devrait même encore tripler d’ici 2050.

Les plastiques, par exemple, sont constitués de différents polymères et peuvent contenir jusqu’à 10 000 substances chimiques.


Considérés par les scientifiques comme des enjeux prioritaires, l’azote et le phosphore, sont des éléments essentiels à la vie. L’azote et le phosphore sont des nutriments indispensables à la croissance des végétaux.

A cause de nos pratiques agricoles et de l’utilisation excessive de fertilisants chimiques, les cycles biochimiques dans les sols et l’eau sont perturbés.

Pour l’azote, l’enjeu est d’empêcher un rejet excessif d’azote réactif dans l’eau et les milieux naturels aquatiques afin d’éviter leur eutrophisation. On mesure donc la fixation de diazote par l’industrie et l’agriculture. Le seuil à ne pas dépasser pour l’azote est fixé à 62 téragrammes par an (Tg N/an).

Pour le phosphore, l’enjeu est d’éviter un épisode de forte réduction d’oxygène dans les océans. Au niveau mondial (asphyxie des océans), le seuil est estimé à 11 téragrammes par an (Tg P/an) de phosphore rejetés dans l’eau (il ne doit pas être plus de dix fois supérieur au rejet naturel).
L’acidification des océans constitue un défi majeur, à la fois pour la biodiversité marine et pour la capacité des océans à continuer de fonctionner comme le premier puits de carbone de la planète. Ici encore, nous percevons l’interdépendance des limites planétaires.

A cause de l’augmentation des émissions de CO2, le pH des océans diminue, leur acidification augmente. Si le pH est trop bas, certains phytoplanctons ne parviennent plus à se développer alors qu’ils sont à la base de la chaîne alimentaire sous-marine et contribuent à la production d’oxygène.

Pour calculer le seuil de l’acidification des océans, on mesure le degré de saturation de l’eau de mer de surface en aragonite, qui ne doit pas dépasser 80% de la valeur préindustrielle.
Les aérosols désignent des particules fines en suspension dans l’air. La grande majorité d’entre elles sont d’origine naturelle (éruptions volcaniques, tempêtes de sable, etc.) mais elles peuvent également résulter des activités humaines (aérosols primaires) ou de transformations physico-chimiques dans l’atmosphère (aérosols secondaires).

De par leur taille, les aérosols peuvent pénétrer l’appareil respiratoire et avoir des effets négatifs pour la santé humaine.

Pour appréhender cette limite planétaire, on mesure la concentration globale de particules dans l’atmosphère, sur une base régionale. Cependant, à cause de la complexité des aérosols, les scientifiques n’ont pas réussi à déterminer un seuil global.
L’ozone stratosphérique désigne la couche de l’atmosphère comprise entre 20 et 50 km d’altitude. En filtrant une grande partie des rayonnements ultraviolets (UV) solaires, cette couche protège les êtres vivants. En effet, une surexposition aux UV peut avoir des effets néfastes sur la santé humaine et également sur les végétaux.

Pour garantir l’intégrité de la couche d’ozone, 197 pays ont signé en 1987 le Protocole de Montréal. Réel succès, cette action a permis de réduire les émissions mondiales de ces produits de plus de 80 % et la quasi-totalité des produits chimiques contrôlés par le Protocole ont été éliminés. La couche d’ozone s’est ainsi rétablie à un rythme de 1 à 3 % par décennie depuis l’an 2000.
Le seuil de concentration en ozone (O3) doit être inférieur à 5 % par rapport à l’ère préindustrielle.
Disponible en faible quantité et inégalement répartie sur la planète, l’eau douce est une ressource naturelle indispensable aux activités humaines. Au cours du 20e siècle, les prélèvements d’eau dans le monde ont augmenté deux fois plus vite que la taille de la population.
Or, de par ses activités, l’homme perturbe le cycle de l’eau.

Pour cette limite, on distingue en réalité deux niveaux :
  • L’eau bleue, celle des rivières, des lacs et des eaux souterraines
  • L’eau verte, celle qui est absorbée par les végétaux

Le volume maximal d’eau douce prélevé dans les eaux de surface et les eaux souterraines renouvelables est fixé à 4000 km3 par an.

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Découvrir l'état du monde grâce au poster interactif


Risques géopolitiques

Et si la démocratie et notre pacte social venait à s'effondrer bien plus tôt que la biodiversité ou le climat ? Cette perspective n'est plus contestée aujourd'hui et il est utile d'en tenir compte lorsque l'on anime des ateliers de prospective.

Mis sous pression par le franchissement des limites planétaires, nos démocraties vacillent.
Le risque de conflits, y compris de conflits interétatiques, va augmenter dans les vingt prochaines années. Les intérêts divergents entre grandes puissances, les menaces terroristes, l’instabilité des États faibles, ajoutés à « la propagation de technologies disruptives et mortelles », constituent le terreau de ces menaces.

La robustesse plutôt que la performance !

Le culte de la performance n'a cessé de se développer depuis le néolithique (et l'invention de l'agriculture) et a conduit notre société à mettre en avant les valeurs de la réussite et de l’optimisation permanente dans tous les domaines. Généralement vue comme quelque chose de très positif, elle est pourtant très réductionniste par construction et elle devient contreproductive aujourd’hui.

La performance c'est l'efficacité (atteindre son but) + l'efficience (avec le moins de moyens)

Elle porte pourtant plusieurs écueils qui sont de plus en plus visibles aujourd'hui.
  • Pour augmenter la performance, nous découpons toute action en petites étapes à optimaliser au mieux sans plus avoir de vue globale sur le système global. Ce travail sans vision globale finit le plus souvent par bloquer le système, le rendre "moins résilient" face aux changements
  • l'augmentation de la performance finit souvent par devenir l'objectif au détriment de la raison (c'est comme ça qu'un système bancaire se met à "faire de l'argent" pour faire de l'argent avant d'être au service de l'économie)
  • la performance ignore les effets rebonds. Ceux-ci, pourtant bien réels, desservent l'objectif initial (des lampes led plus performantes qui augmentent la consommation électrique globale car placées partout puisqu'elles ne consomment rien...)
  • Enfin, la performance ne s'encombre pas des externalités qu'elles engendrent et qui deviennent pourtant de plus en plus criantes (environnement en burn-out, humains en burn-out)

La performance, c’est l’absence de « jeu » (dans les rouages pour qu’ils restent adaptables) et trop de « je » (l’absence de vue systémique et à long terme).

Dans un système fluctuant, imprévisible (ce qui est la définition de l'anthropocène), la performance échoue.

La robustesse : un incontournable des futurs souhaitables ?

Les systèmes résilients sont "sous-optimaux". Ils ont préféré la robustesse à la performance.

La robustesse, c'est la capacité de maintenir la stabilité d'un système confronté à de fortes instabilités. Elle ménage des marges de manœuvre et mobilise le groupe pour assurer la survie des individus. C'est la voie que le vivant emprunte depuis des milliards d'années et qu'il a validée.
La robustesse va certainement déterminer le progrès au xxie siècle, confronté à de fortes instabilités. Dans un monde turbulent, nous devrons basculer de la performance (une voie étroite et rigide) vers la robustesse (une voie large construisant l’adaptabilité). Ne soyons pas naïfs. Avec les guerres, les lobbies, les politiques court-termistes, nos biais cognitifs… cela prendra du temps.

Mais il est quasiment certain que les futurs à inventer incluront :
  • la robustesse : abandon de la performance comme seul compas
  • la coopération : faire et partager avec les autres et pas contre les autres, accepter de ne pas optimaliser que son camp pour l'intérêt de tous.toutes
  • la circularité : ne rien inventer qui ne puisse être rapidement réutilisé